Ken Yasumoto nous parle de "Vortex" de Gaspar Noé
Ken Yasumoto a assuré toutes les étapes sonores du film « Vortex » de Gaspar Noé, ovni cinématographique sur les derniers jours, dans son appartement parisien, d’un vieux couple interprété par Dario Argento et Françoise Lebrun. Pour l’Afsi, il revient sur sa collaboration avec Gaspar Noé et plus particulièrement sur la fabrication de ce film.
Ken, cela fait six films que tu collabores avec Gaspar Noé, c’est une vieille histoire…
C'est une très vieille histoire : quand je suis sorti de Louis Lumière en 1993, Vincent Tulli cherchait un assistant qui pouvait le remplacer sur des clips ou sur des pubs. Sa mère, qui était professeure à Louis Lumière, a demandé aux étudiants de la section son et mon nom est sorti. Dans les années 90, j’ai donc fait beaucoup de clips dont un de Gaspar Noé. Souvent les clips, c'était juste du playback mais là, il y avait de la prise de son avec le playback en plan séquence donc assez compliqué. C'était en 94 ou 95… Dix ans plus tard, je reçois un coup de fil de Gaspar Noé : " J'aimerais travailler avec vous". Ce n’était pas qu'il connaissait mon travail et qu’il l’appréciait, c'était juste qu'il s’était souvenu que j'avais un nom japonais. Étant très pragmatique, il s'est dit : "Il doit sans doute parler le japonais. On va tourner au Japon, il faut un ingé son qui parle la langue". Je n'ai pas pu faire le tournage parce que j'allais être père mais un an après, il me rappelle pour faire le montage paroles, ne sachant pas si je faisais du montage son, mais pour lui, le son, c'est du son donc peu importe. Et une fois de plus il m'appelle surtout parce que je parle japonais. Et coup de bol je suis également monteur son. Voilà, c'est comme ça que je l'ai rencontré. Ca n'a pas été facile au début. "Enter the Void", c'est un film très compliqué, mais on s'est bien entendus.
Comment as-tu abordé le tournage de « Vortex » ?
Il n'y avait pas de scénario, seulement cinq à dix pages de traitement et pas de dialogues écrits. Gaspar ne conceptualise pas beaucoup : on fait les choses. Il n'y a pas de discussion préalable sur comment on va procéder. Après 5 films j'ai l'impression de comprendre à peu près ce qu'il veut même s'il me surprend toujours. Scénario ou pas scénario, on ne parle pas, on tourne puis on monte et le film se construit comme ça. Brique par brique. Comme beaucoup de films finalement. Ce que Gaspar fait beaucoup c’est de me donner des références, des films, des documentaires, une séquence dans un film, un vieux dessin animé japonais, etc. On parle aussi beaucoup du dispositif technique. La caméra utilisée, la focale, l’utilisation de lumière artificielle ou non (en général non), pour Vortex, la seule chose qu'il m'a dite, c'est qu’on tournerait à deux caméras dans un appartement étroit, en plan séquence - même si dans le film, finalement, ce ne sont pas toujours des plans séquences. Je m'étais donc préparé techniquement à ça avec Josselin Panchout, le perchman.
La majeure partie du film se passe en double écran. Cette idée existait dès le début ?
L'idée était là, mais pas poussée à ce point. Il l'avait expérimentée sur "Lux Aeterna", le moyen métrage précédent, et y avait pris goût. Au début, il voulait le faire seulement sur une partie du film. Finalement, c'est quasiment sur tout le film. Dans le même immeuble, il y avait le décor de l'appartement, les bureaux de production et la salle de montage. Tous les soirs, Denis, le monteur, essayait des choses et très vite, dès les deux ou trois premiers jours, Gaspar a commencé à monter en split screen : il a changé sa manière de tourner en fonction de ça. Il fallait que les 2 actions (celle de l’écran de gauche et celle de l’écran de droite) se fassent simultanément sinon il était impossible de synchroniser les deux plans séquences. Benoît Debie, le chef op, cadrait une caméra et Gaspar, la deuxième. L’un suivait Françoise et l’autre Dario et à un moment donné, forcément, ils se croisaient et se voyaient. Il y a eu beaucoup d'effaçage de caméra et de cadreur. Pour le son, c'était compliqué aussi parce que forcément, il y a un des personnages qu'on ne pouvait pas suivre puisque je n’avais qu'un perchman...nous avons donc installé des micros caméra.
Tu n'as pas fait le choix à ce moment-là de prendre un deuxième perchman?
Non, Gaspar, avoir un perchman, ça le stresse! La première journée, on l'a faite sans perche, avec juste les micros caméra et les micros HF. Puis Josselin a réussi petit à petit à se faire accepter sur le plateau.
Mais sur les films d'avant, il y avait quand même un perchman ?
Oui, mais à chaque fois, il faut que je refasse la démarche de faire accepter qu'il y ait un perchman sur le plateau. Sauf "Love", je l'ai fait tout seul. Le deal, c'était « pas de perchman ». Je perchais moi-même - j'ai eu un perchman cinq jours seulement pour les plans que j’estimais trop compliqués à faire seul. Sur "Climax", il y avait un perchman, Jonathan Acbard et sur "Vortex", il y a eu Josselin et Jonathan mais pas en même temps.
Avec ce dispositif de double écran, qu’est-ce qu'on fait du son ? Est-ce qu'on fait deux sons séparés ?
Faire "Lux Aeterna" m'a permis d'expérimenter. Ce qu'il faut savoir, c'est que Gaspar veut du mono mais en fait, ce n’est pas du mono. J'ai mis du temps à le comprendre en faisant plusieurs films avec lui : en gros, il ne veut pas de cette sensation de son qui bouge. Si dans une scène une voiture passe de gauche à droite par exemple, on ne fait pas de panoramique. Il accepte tout à fait qu'une ambiance puisse être un peu stéréo, un peu large. C'est une question de sensations. Par exemple, j’utilise très peu les surrounds avec Gaspar sauf des réverbs dans les musiques – là, il n'y a pas de musique extra-diégétique. L'idée, c'est qu'il ne faut pas que ça déborde de l’écran (Sauf dans Climax, film musical à 100% où j’utilise tout l’espace 5.1). C'est vraiment une obsession chez lui. Du coup, j'ai pris goût à ça aussi, il ne faut pas que ça bouge dans l'écran sauf exception. Ce que j'ai fait par rapport au split screen c'est ce que j'ai légèrement pané sans que ça se sente. Tous les sons de l’écran de droite sont panés de 20% à droite et inversement. C'est presque symbolique pour moi. On a l'impression que ça sort du centre, mais il y a quand même une petite séparation.
La sensation en tant que spectateur, c'est que ça vient du centre.
Voilà, c’est l’effet, ou le non-effet recherché en tout cas.
Son idée, je la comprends. Maintenant, de plus en plus, dès qu'on peut déplacer la voix de quelqu'un, on le fait.
C'est vrai, ça arrive de plus en plus. Actuellement, je monte un film, les mixeurs sont américains et tout tourne dans l'espace de manière logique. Les effets mais aussi les dialogues. On leur a demandé s’ils faisaient toujours ça maintenant. Ils nous ont répondu que depuis Gravity ils procédaient comme ça. Je ne pense pas que ça soit un truc spécialement américain, mais là-bas, quasiment tous les films sont mixés en Atmos. Ils sont dans la période : si on peut le faire, on le fait. Peut être que ça va se calmer. Moi, je ne suis pas très fan, sauf si c'est justifié. Après, qu'est-ce que ça veut dire « justifié » ? Peut être que je suis déformé après avoir mixé beaucoup en « mono » avec Gaspar et que j'y ai pris goût. Les voix qui passent derrière, ça me fait bizarre. Bien sûr ils ne vont pas jusqu'à faire des champs contrechamps, avec devant, derrière, devant, derrière, ce n'est pas non plus absurde à ce point-là. Sur le film que je suis en train de faire, dans tout ce qui est plan séquence, les mixeurs jouent beaucoup sur le mouvement de caméra et ça crée une sorte de dynamique. Ce qu'ils ne font pas et que moi, j'essaye de faire dans ce genre de cas, c'est d'adoucir un peu les transitions, d'en laisser au centre ou dans la façade. D'autant plus que la nature des voix change beaucoup quand elles passent dans les arrières, même si c'est très bien réglé. Je ne dis pas que tous les mixeurs américains bossent comme ça. Ces mixeurs-là travaillent comme ça et je ne sais pas ce que ça va donner en salle. En audi, c'est acceptable parce qu'on peut se placer correctement au centre et être dans de très bonnes conditions mais si on est au premier rang à gauche, je ne sais pas ce que ça donne. Ce qui m’a intéressé dans leur démarche c’est le fait d’aller au bout d’un dispositif technique. De le pousser à la limite sans a priori. Personnellement ça m’a permis de me confronter des à cas extrêmes et de me poser la question de leur pertinence.
« Vortex » pose un peu cette question d'une manière qui aurait pu être évidente (spatialiser les deux images avec le son) mais finalement, ce choix de tout centrer est intéressant parce qu'on sépare l'image mais pas le son.
Avec Gaspar, on partait du principe de ne pas trop orienter le regard en utilisant le son, c'est-à-dire de faire comme pour un documentaire, d'être très "objectif". A première vue, on a l'impression que le son à gauche et à droite, ce sont les micros caméra. Il ne l'a pas exprimé comme ça, mais pour moi, c'est ça. C'est le micro caméra qui prend le son. Après, au mix, on fait des choix de sensations. On oriente le regard mais si quelqu'un ne dirige pas son regard vers là où je l'aurais voulu, il faut que ça reste cohérent. Il n'y a pas de trou dans le son, le son de l'image à droite ou à gauche doit être écoutable. Je n'ai pas fait de choix radicaux. C'est très subtil : j'enlève un peu d'aigus, je fais des changements de niveau très légers.
Il te laisse finalement interpréter le film à ta manière sans te donner trop de directions.
En effet, il en donne très peu. On échange en avançant : il monte l'image, je monte le son et je mixe, on fait les trois en même temps.
Le tournage, le montage et la post-production sonore ont lieu en même temps ?
C’est ça. Pour "Climax", on faisait du montage son sur le plateau. On avait une salle de montage son sur le décor et tout se faisait en même temps. De toute façon, depuis un moment, je monte et je mixe en même temps, je ne sépare pas les deux processus même sur d'autres films. D’autant plus avec Gaspar parce qu'il veut qu'on fasse le son en même temps que le montage image. Sur "Love", on avait trouvé un procédé avec le monteur image pour que je monte et mixe les prises choisies. C'est-à-dire que je créais des faux rushes avec le montage paroles et un peu de montage son et c'est ça qu'il montait. C’était déjà travaillé au son dès le montage image. Il y avait deux ou trois jours de décalage : je recevais la prise choisie ou une séquence montée (c'était beaucoup de plans séquences dans "Love") et je renvoyais des rushes dans leur longueur en travaillant la partie pressentie pour être montée. Dans l'Avid, on avait trouvé une méthode qui permettait de relier les fichiers aux nouveaux rushes qui étaient en fait des rushes mixés. C'est le principe avec Gaspar : on avance en même temps. C’est compliqué mais ça permet de raccourcir le temps de post-production. Pour « Vortex », on a tourné en mars et on était à Cannes en juillet.
Il y a un son dans le film qui me bouleverse, c'est un son physique, c'est la respiration quand le personnage meurt. J'avais mal.
Pendant le tournage, au début, j'étais dans un coin, sur une roulante, près du combo - ça a tenu trois jours, après je suis allé sur le plateau avec ma sacoche - je ne voyais pas ce qui se passait vraiment et je ne supporte pas ça. J’aime être assis par terre à côté de la caméra.
Bref quand j’étais avec la roulante et que j’étais aveugle j'entendais une voix de femme qui faisait "hin, hin, hin". En fait, c'était la respiration de Dario. Il a deux respirations, une normale et puis celle-là, qui se superpose, comme si c'était du mauvais montage son. Quand il fait sa crise, cette deuxième respiration est tellement forte que je l’ai atténuée dans RX car ça paraissait presque trop fabriqué. Cette deuxième respiration n'est même pas synchrone avec sa respiration principale. Ça crée un effet qu’on a un peu atténué. Et c'est devenu LE son du film.
Effectivement, je me suis mis à étouffer un peu. Je me suis demandé si c'était fabriqué.
C'est vraiment du direct. Par contre, il ne respire pas tout le temps comme ça, c'est quand il est très fatigué. On a extrait des petits bouts de cette respiration très particulière pour la mettre dans des moments clés du film, notamment la longue conversation de dix minutes sur la maison de retraite où là, il respirait plutôt normalement. J'ai demandé à Victor Fleurant de créer toute une piste de cette respiration pour cette séquence et j'en ai mixé certaines parties. C'était pour préparer à la crise à venir, parce qu'au début du film, il ne respire pas comme ça. On l’a introduite progressivement par petites touches.
Pour les marmonnements de Françoise Lebrun, as-tu fait la même chose ?
On les a atténués parce que, quand c'était trop clair, pas assez marmonné, ça ne plaisait pas à Gaspar. Donc soit je les ai baissés, soit j’ai fait en sorte qu'on ne comprenne pas, soit on les a enlevés- on voyait qu'elle marmonnait, mais on n’entendait pas. Il y a une scène où elle parle de donner des médicaments à son mari à son fils qui est dans la cuisine. Là, elle est en grande partie postsynchronisée. Elle parlait trop fort. Gaspar voulait que ça soit plus doux, pas moins intelligible, mais moins porté. Une des difficultés dans le montage paroles et le mix du film, c'était le français de Dario. On a passé un temps fou à enregistrer des sons seuls sur le plateau en ADR - parce que Gaspar ne voulait pas attendre la post-prod pour enregistrer - à reprendre phrase par phrase et soit changer les mots, soit lui faire dire de manière plus intelligible. J'avais les rushs sur mon MacBook, je lui faisais écouter, il répétait ensuite dix fois, trente fois. On y passait des heures, Dario n'en pouvait plus. Tout ça, sans aucune garantie que ça raccorde. Il a 80 ans, donc les jours où il était fatigué, il n'avait pas du tout la même voix que les jours où il était en pleine forme. Le matin, le soir, il ne parlait pas de la même manière. J'ai vraiment galéré. Ensuite, il a fallu faire une grosse session de post-synchro quand même. Ça s'entend, il y a encore deux endroits où Gaspar trouve que ça ne passe pas et je suis d'accord avec lui. Dario n'est pas très bon en post-synchro. Il n'arrive pas à s'imiter lui-même. C'était un sujet important parce que Gaspar n'entendait que ça, il n'écoutait pas le reste. Il n'entendait que Dario qui n'était pas compréhensible.
Pour faire le montage, tu as plusieurs assistants, j’imagine ?
Sur tous les films que j'ai faits avec Gaspar, j'ai toujours eu soit des assistants, soit des co-monteurs. Pour celui-là, il y avait Victor Fleurant qui a monté beaucoup de sons, de séquences, Noémie Oraison qui s'est essentiellement occupée de faire du recalage, de travailler les bruitages et de les monter et Antoine Faure qui a fait beaucoup de montage paroles et le dérushage des sons seuls que j'avais faits. Comme j'étais en même temps sur le film de Lucile Hadzihalilovic, je jonglais entre les deux. C'était un peu compliqué. J’ai pas mal délégué à Victor et Antoine. Victor a monté entièrement des séquences d'ambiances où je n'ai donné qu'une direction assez générale : Il fallait qu'on entende Paris avec des sirènes, Gaspar voulait des choses angoissantes, un Paris off un peu oppressant. Victor l'a fait avec ses sons et un peu des miens. Finalement j'en ai utilisé certains et d'autres non. Parfois même, j'ai pris des sons qu'il avait montés sur une séquence pour les mettre après. C'est une première couche de travail qui n’est pas du tout définitive que je retravaille ensuite avec Gaspar. Ça se fait par couches successives. Si on parle un peu technique, ils travaillent dans ma session de mix et cette session ne fait qu'évoluer vers un mix final. J'essaie de ne pas séparer le montage son et le mix.
Tu as supervisé toutes les étapes de la fabrication sonore du film, ce n’est pas si courant. Tu n’as pas eu peur du manque de recul ?
Gaspar conçoit le tournage et la post-production comme une aventure collective. Chacun peut donner son avis sur le travail des autres. Avec Denis Bedlow, le monteur image, il y a un vrai dialogue : Gaspar va me demander mon avis sur le montage image autant qu’à Denis, son avis sur le son. C'est un vrai travail collectif jusqu'à Cannes où on arrive épuisés. Le recul n'a pas sa place. On ne montre pas, on ne demande pas d'avis extérieurs, on est dans notre truc, le but étant de finir pour Cannes en général. Si ça nous plaît, ça nous plaît. Comme l'équipe est à peu près la même depuis quatre ou cinq films, c’est comme une sorte de corps qui se comprend. On n'a pas vraiment besoin de se parler, on fait les choses en allant dans le même sens, un peu comme un collectif artistique. Gaspar est à la tête de ça et il respecte énormément tous les collaborateurs avec lesquels il travaille, il nous met tout le temps en avant. C'est la nature même du travail avec Gaspar qui fait qu'on ne parle pas vraiment de comment on va faire. On fait, puis on corrige au fur et à mesure jusqu'au moment où on est contents, où en tout cas, on n'a plus le temps de faire parce qu'il y a Cannes. Le miracle c’est qu’à la fin c’est un film de Gaspar Noé que seul lui aurait pu faire.
Bizarrement Gaspar, qui est très exigeant, qui a des demandes à nous rendre complètement dingues, dès qu'on arrive à Cannes, il dit : « C'est bon, c’est fini, on va faire la fête ».
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