Cannes 2022 : Laurent Gabiot à propos de "DON JUAN" de Serge Bozon
Don Juan est présenté à Cannes cette année en sélection officielle. Laurent Gabiot revient pour l’AFSI sur 20 ans de collaboration avec Serge Bozon.
Propos recueillis par Erwan Kerzanet
Tu as fait tous les films de Serge Bozon, je crois ? Comment l'as-tu rencontré ?
Je n'ai pas fait le premier film de Serge: L'amitié. J'étais encore étudiant lorsque celui-ci a été réalisé, mais depuis 2002, soit environ 20 ans maintenant, j'ai eu le plaisir de travailler sur tous ses autres films.
C'est grâce à Céline Bozon (chef-opératrice), la soeur de Serge, que j'ai rencontré celui-ci. Nous étions avec Céline dans la même promotion de la FEMIS, et nous sommes devenus très proches. C'est grâce à elle que j'ai pu rencontrer Serge, mais aussi Axelle Ropert, réalisatrice avec laquelle j'adore travailler, qui est aussi la scénariste des films de Serge. Merci Céline ! À cette époque, je me souviens d'avoir croisé Serge de temps en temps, avec ses amis, dont Benjamin Esdraffo (musicien et compositeur, entre autres, pour Serge et Axelle). Ils étaient toujours habillés de vêtements sortis du passé, avec des coupes de cheveux improbables. Mon ignorance étant très grande, je n'avais aucune idée de la culture précise qu'ils évoquaient, pour moi, c'étaient les Beatles.
C'est lorsque le projet de Mods est né que Céline, qui devait en faire l'image, a suggéré à Serge de me choisir pour la prise de son. Je ne partageais pas les goûts et les connaissances musicales de Serge. Je ne savais pas ce qu'était un mods ou la musique mods. D'ailleurs même maintenant cela reste assez flou.
Toutefois, nous avions un point commun, c'était un amour des choses qui peuvent être brutes, proche d'un état non raffiné. Je suis sûr que Serge n'exprimerait pas du tout les choses comme ça, et qu'il trouverait mon explication justement très brute et peu raffinée, et ce ne serait pas une qualité dans ce cas!
Un autre point nous a aussi rapprochés: à l'époque, j'étais un défenseur du Nagra à bande, qui vivait ses dernières années, et que je préférais au DAT. Je pense que mon amour de cette machine "rétro" lui a sûrement plu.
De mon côté, j'aimais beaucoup travailler avec des contraintes techniques fortes, et un matériel bien choisi mais dimensionné au budget (ou l'absence de budget) du film, donc le projet de Mods me convenait parfaitement.
Pour finir, l'idée d'une bande son finale très son direct était très importante pour Serge, et j'avais ce goût aussi.
C'est ainsi que je me suis retrouvé à travailler avec Serge.
Serge Bozon montre à Tahar Rahim quelle doit être sa position.
Tu as travaillé 20 ans avec lui, tu as vu évoluer son cinéma ? Tu as bougé les lignes de ton travail aussi j’imagine ?
Chaque film est très différent, mais l'esthétique sonore de Serge possède des éléments récurrents. En voici une esquisse :
- La prise de son directe est primordiale et doit constituer la base de la bande son.
- Le son direct, c'est la perche. Des plans sonores affirmés sont acceptés.
- Le montage son, c'est quoi déjà ?
- Le mixage, ça doit être mono.
- La perfection sonore n'est pas recherchée. Ce qui l'est c'est l'émotion que peut produire un son moins parfait mais qui montre les éventuelles difficultés pour le produire (musiques avec une interprétation musicale qui peut être "imparfaite" techniquement, musiciens parfois non-professionnels).
- La réalité est toutefois différente, car il n'y a pas de dogmatisme dans cette approche. C'est plutôt une base autour de laquelle on va travailler, un cadre que l'on respectera plus ou moins.
Ainsi on s'écarte de ce cadre significativement suivant au moins généralement trois axes :
- Le montage son apporte évidemment une touche importante, soit pour nettoyer les directs, soit pour apporter une narration par les sons qui n'appartient évidemment pas aux directs. Serge y apporte en fait un soin important.
- Le son direct, ce sont aussi les HFs en plus de la perche. Les plans sonores ne sont donc pas forcément respectés de manière dogmatique.
- Le mixage n'est jamais vraiment mono, et au fur et à mesure des films il s'élargit, en particulier sur les ambiances et musiques.
Finalement les points forts qui restent, c'est une mise en scène qui s'appuie sur le son direct là ou des système différents auraient pu être utilisés (cas des musiques ou chants en direct), et le goût évident d'une prise de risque quant aux imperfections musicales, imperfections de la prise de son.
Bien entendu tout cela a évolué au fur et à mesure des films: il y a depuis Mods pas mal de HFs, et le montage son est devenu de plus en plus évidemment fondamental. Pour Don Juan, Serge m'a demandé pourquoi il y avait des semaines de montage son au planning, il se demandait à quoi ça servait. Puis, en fait, il s'est retrouvé à travailler de manière très investie avec Renaud Guillaumin, le monteur son, et a beaucoup apprécié son apport.
Si je reprends film par film, voici les enjeux résumés, tels qu'évoqués par Serge, si ma mémoire ne me fait pas défaut :
Mods : un son complètement mono, que de la perche, quasiment pas de HFs. Des playbacks pour les parties dansées, mais il faut garder les directs pour avoir le plus de présences possibles. Evidemment les contraintes financières poussent à utiliser un matériel pas trop conséquent sur ce type de projet, donc l'ensemble se fait vraiment à l'ancienne : Nagra IV-S, mixette, 3 ou 4 micros, et une paire de HFs principalement cachés dans le décor.
La France : du son direct le plus possible à la perche et un rendu mono. Des chansons entièrement en son direct en extérieur avec des instruments acoustiques. Les chansons se doivent d'être uniquement en son direct, sans triche (c’est-à-dire, sans que le son d'un autre plan ou d’une autre prise ne remplace le vrai son direct) ; avec un découpage important. Ces changements de plans doivent potentiellement créer des discontinuités sonores subtiles pour que le son de la musique suivent le cadre, mais, malgré tout, une forme de continuité doit aussi exister dans ce montage de prises.
Tip Top : du son direct, le plus possible à la perche. La bande son se devait d'être cassante, avec beaucoup de contrastes. En quelque sorte cela poussait le principe de rupture plan à plan des chansons de La France, de manière beaucoup plus forte (à postériori il est clair que les ruptures sonores sur La France auraient pu être être plus fortes, ce qui aurait rendu l'ensemble plus spectaculaire. Je présume que mes compétences techniques de l'époque ne m'ont peut-être pas permis de faire des propositions plus radicales à Serge. Du coup on s'est bien rattrapé sur Tip Top).
Mme Hyde : du son direct le plus possible à la perche (en fait du HF tout le temps). Une stéréo simple s'impose sur les ambiances et la musique. Une séquence de rap qui devait être en extérieur et en son direct, mais acoustique ... La partie fantastique du film, avec ses effets spéciaux, restait mystérieuse.
Don Juan : du son direct, mais cette fois-ci les HFs sont intégrés dans le process ! Des chansons à prendre en son direct, mais sur de la musique déjà enregistrée, sauf pour quelques morceaux piano voix. Le rendu musical, pour des raisons financières est resté très longtemps flou : y aurait-il le financement pour un enregistrement acoustique (en studio), ou resterait-on sur les maquettes au sampler, voir sur des arrangements piano ? La réponse n’était pas connue au moment du tournage, de mémoire. Tahar et Virginie n'étant pas chanteurs (et Virginie pas pianiste), ceux-ci se sont donc investis pour travailler ces aspects.
De mon côté, en 20 ans j'ai pas mal évolué. Contrairement à ce que pourrait laisser croire ce que je décris de mon parcours avec Serge, je ne suis pas un pur fan des technologies anciennes. Disons plutôt que je ne laisse pas tomber un outil qui fonctionne bien juste parce qu'un nouvel outil arrive (cas du IV-S vs DAT type Fostex PD-4, ou les tout premiers DEVA). En réalité, je crois que je peux être un peu avant-gardiste sur certains point. Par exemple, pour le mixage, il y a 20 ans, j'avais déjà une station de travail (un gros PC) que j'amenais en audi, sur mon dos. Ma méthode anticipait complètement le remplacement des consoles par le couple Pro tools/surface de contrôle. La technique est l'un des aspects du métier que j'aime beaucoup, et j'ai toujours bricolé des outils qui m'aident dans mon travail. Cela va de la traditionnelle roulante et les accessoires du preneur de son, en passant par un peu d'électronique et du software. Je ne sais pas si Serge m'aurait proposé de faire La France, qui demandait des solutions techniques non-standards, si je n'avais pas eu ce goût. Je pense aussi que c'est grâce à cette expérience que j'ai pu, au final, rencontrer des gens comme Philippe Engel (musicien metteur en onde, spécialiste de la captation opéra) ou encore Philippe Béziat (qui a fait de nombreux films autour de la musique, des captations, de la mise en scène opéra) avec lequel j'ai pu participer à des projets auxquels je tiens beaucoup. C'est aussi ce qui m'a conduit à un autre métier, très technique, de gestion HF pour les opéras ou pièces de théâtre. Bref, de manière générale, j'ai besoin de variations, de nouveauté, et de ne pas rester enfermé dans un métier donné. Cela explique que je fasse du direct, du mixage, de la fiction et du documentaire, de la gestion HF pour captation, un peu de direction artistique sur des captation de pièce de théâtre, et même du développement informatique.
Comment se prépare un film avec Serge Bozon?
La préparation d'un film est de manière générale une étape technique qui tend à se ressembler beaucoup d'un film à l'autre, quel que soit le réalisateur (ou réalisatrice).
Serge me parle du projet lorsqu'il sent que celui à de fortes chances d'aboutir. Il me le décrit alors de manière très générale, et m'explique les grandes lignes de ses intentions de mise en scène sonore. Ensuite, lorsque le projet est lancé, je fais une première lecture, sans prise de notes, juste pour avoir une première impression, comme si j'étais spectateur.
Un principe revient souvent dans les films de Serge : partir d'un substrat bien connu pour le faire partir dans une direction très personnelle. Don Juan amoureux d'une unique femme, Mme Hyde qui est une femme de feu dont la transformation la rend bonne professeur, des soldats de la guerre de 14 qui chantent des chansons qui sont inspirées d'un style des années 60 etc...
Ce principe en général me déroute à la lecture du scénario.
Par exemple pour Don Juan, j'avais du mal à me défaire de l'idée que je me faisais du sens de cette histoire : un personnage qui défie la notion de Dieu auprès des autres hommes et femmes, et qui affirme sa libération de la contrainte de la religion et sa morale. Bon… c'est une interprétation probablement très naïve et je ne connais cette histoire que très superficiellement, mais cette pseudo-familiarité me mettait clairement sur une fausse piste qui me faisait passer à côté du projet qui est simplement une histoire d'amour qui n'a aucun rapport avec la religion, l'athéisme.
Je procède ensuite à une seconde lecture technique, qui me pousse à noter tous les points qui seront l'objet de questions ultérieures. Assez tardivement arrivent 2 étapes fondamentales, les repérages techniques des décors, et la découverte des costumes des comédiens.
Évidemment, les contraintes musicales souvent particulières des films de Serge sont l'objet d'une préparation particulière, bien distincte selon chaque film.
Tu peux nous parler du rapport de Serge Bozon à la musique ?
Serge est évidemment un grand amateur de musique. Il a de manière générale une très grande culture, à laquelle peu de recoins échappent. Nous avons, lui et moi, un rapport assez différent à la musique. Je suis peu attaché à un style musical en particulier, mais trouve généralement des choses qui me passionnent dans des domaines très différents. Serge, à une époque du moins, estimait que pour trouver des choses intéressantes musicalement, il fallait choisir un sillon, un domaine, et le creuser de la manière la plus profonde possible, pour en exhumer les pépites les plus belles. Enfin c'est mon interprétation, je suis sûr qu'il exprimerait ça de manière beaucoup plus précise et pas du tout allégorique.
Un exemple de ce qui lui plaît et l'émeut ce sont des musiques faites par des gens très jeunes, dont l'expression est donc directe et naïve dans le sens où les intentions ne sont pas gâchées par une mise en perspective intellectuelle, mais plutôt directement branchées sur des émotions sans filtre. Un reflet d'une pureté de la jeunesse, de sa fougue et son énergie. La vérité par la naïveté ? Mais ce que je dis est réducteur, et Serge me corrigerait sûrement en évoquant d'autres styles musicaux importants pour lui, et pour des raisons différentes de celles que j'évoque maladroitement.
Il est aussi très attaché au son des disques de cette époque, donc il lui est donc important de directement pouvoir écouter les vinyles d'époque, et non pas des versions plus ou moins remasterisées en CD des mêmes chansons. De fait, il en a accumulé au cours des années une collection assez importante, qu'il met régulièrement en lumière (désolé, l'image est plus forte!) en officiant en tant que DJ lors de soirées dédiées à ces genres musicaux.
Il faut préciser que cette passion est partagée par Benjamin Esdraffo (compositeur de musiques de films ndlr) et Laurent Talon, tous deux amis de longue date et collaborateurs de Serge. Ils ont largement participé à la composition des bandes originales de Serge, accompagnés par Mehdi Zanad. On peut voir souvent Benjamin aux platines avec Serge.
Ce goût du passé, du son des vinyles anciens, est très cohérent avec ses goûts sonores pour le cinéma. Les vinyles qu'il aime sont en mono, il aime le son mono au cinéma. Je ne pense pas que l'un soit la conséquence de l'autre.
Evidemment les influences musicales de Serge sur ses films ont évolué au fur et à mesure du temps. Autant il est fidèle à ses goûts, autant je pense que rien ne lui déplairait plus que de capitaliser sur un style. Je crois que Serge n'aime rien tant que de se lancer des défis et de sortir du confort.
Chronologiquement, Mods utilise directement les musiques que Serge aime, comme support des chorégraphies du film.
Puis pour La France, les chansons sont inspirées des styles musicaux qu'il affectionne, mais transformées dans une direction complètement nouvelle, puisque jouées en acoustique sur des instruments de fortune très éloignés des instrument normalement utilisés. Une espèce de grand écart : de la musique électrique sur un support qui sature facilement, retranscrite en extérieur sur des instruments acoustiques improbables: charbonnière (sic), violon construit à partir d'une simple caisse, boite de conserve avec manche à corde, etc... Il désacralise les origines, mais en même temps il leur laisse leur caractéristique fondamentale: la simplicité, le manque de moyens: la musique doit surgir car c'est un élan vital, donc on construit les instruments à partir de rien, et on joue, tous ensemble.
Pour Tip Top, on s'éloigne de cet héritage. Tip Top c'est un film de rupture. Non pas rupture avec les gens avec qui Serge aime travailler, ou rupture avec sa conception du cinéma (si ça signifie quelque chose), mais bien rupture au sein du film. Changements de plans avec ambiances qui sautent, dialogues lancés du tac au tac, le spectateur mate et est frappé. Tout est fait pour que l'interruption soit omniprésente. En ce qui me concerne, je ne l'ai compris qu'au mixage, alors je dis bravo aux comédiens et à Serge d'avoir mis en place dès le tournage tout ce qu'il fallait pour rendre cela possible, ainsi qu'à François Quiquirez (monteur image) !
La musique dans Tip Top s'éloigne tout à fait du style de ses films précédents. Si Serge est un spécialiste de certains styles musicaux, je ne crois pas que ça l'intéresse de se laisser enfermer la dedans. Il y a assez peu de musique dans Tip Top, le film est déjà tellement rythmé que j'ai l'impression que le rôle de la musique dans ce film est justement de calmer le film, de le ralentir, d'y offrir les parenthèses les plus intimes, chose que je n'ai d'ailleurs pas comprise intellectuellement au moment du mixage, mais qui se ressent j'espère. Il reste une séquence de danse, un peu comme dans Mods, qui adoucit le film et fait partie des éléments qui le connecte avec le passé. En fait je trouve que Tip Top se rapproche un peu de Mods. Dans Mods les séquences sont assez abruptes, les dialogues assez percutants. On pourrait voir Tip Top comme un Mods dur et percutant, avec beaucoup moins de musique du coup.
Ensuite viens Mme Hyde. La musique y retrouve une place plus importante. En fait je crois que c'est la première musique de film pour Serge. Mme Hyde commence comme pourrait être Tip Top, un travelling affirmé et volontaire qui se termine sur une rupture guillotine. Mais cela est tout de suite contrebalancé par le générique qui est une suite assez douce de photos assez banales qui se succèdent en un système mi-rupture/mi-fondu/enchainé assez particulier tout de suite souligné par la musique originale justement. Un thème lent, triste, qui sera repris souvent à la flûte ou avec des cordes. La frénésie de Tip Top est encore parfois sous-jacente, mais tend à disparaître, dominée, entre autres, par la musique.
Il y a toutefois une séquence qui rappelle fortement La France, le rap, et un petit moment où José Garcia joue maladroitement du piano qui se transforme justement en musique de film.
Les procédés évoluent.
Dans Don Juan, il y a en fait un peu une synthèse de ses films précédents concernant les rapports à la musique. Il y a des séquences de chorégraphie, comme dans Mods. Il y a de la musique de film, comme dans Mme Hyde. Il y a des chansons (par exemple piano chant Alain Chamfort) comme dans La France. Les autres chansons sont différentes de La France d'un point de vue technique, mais elles sont chantées en direct comme dans La France, et si la musique n'est pas jouée en direct, le résultat final est très proche de celui des chansons de La France, dans le rapport à la fragilité de la voix, la proximité avec l'humain, et non pas l'extraordinaire des virtuoses musiciens.
Au final Don Juan est un peu au son l'antithèse de Tip Top, la douceur d'un coté contre les contrastes de l’autre.
Pour finir au sujet des musiques jouées dans les films de Serge, il me semble qu'il y a souvent un décalage entre le style musical de référence, et la manière dont la musique est produite. Par exemple, on retrouve souvent des références à des musiques amplifiées, mais jouées de manière acoustique. Attention, cela n'a rien à voir avec les versions d'album dites "version acoustique", qui servent souvent à mettre en valeur les origines du style musical concerné, comme un retour aux sources, ou une version plus simple. Dans le cas des musiques de Serge, les chansons de La France, le rap de Mme Hyde ou même les chansons de Don Juan, cela leur a pour effet de leur donner un statut différent. Ainsi, la musique devient un personnage de l'histoire, un personnage qui n'aurait jamais existé avant cette histoire, et non pas un habillage connu et réconfortant qui irait habiller le film.
Les musiques chez Serge ne sont pas des outils de séduction, rôle pourtant souvent récurrent de la musique au cinéma (et souvent avec raison), ni un moyen de souligner ou déclencher les émotions que le spectateur doit ressentir, mais bien des éléments participatifs de l'histoire, pouvant donc à ce titre revêtir des aspects plus durs.
Même lorsque les musiques chez Serge prennent leur source dans des styles musicaux populaires (au sens de non-savant) la transposition effectuée par les changements d'instrumentation, le texte, ou des altérations musicales (les vocalises du rap de Mme Hyde) tendent justement à placer fortement la musique au sein de la narration. La musique perd alors ce statut unique d'accompagnant ou stimulant de l'émotion. Les musiques chez Serge apportent de l'émotion comme un personnage ou une situation peut en apporter.
Donc, bien que la musique soit très importante dans les films de Serge, la "musique de film" n'y intervient que tardivement, à partir de Mme Hyde, pour subsister dans Don Juan. La "musique de film" peut paraître par moment effacée dans Don Juan, à la fois parce que les chansons "volent la vedette" et reprennent le rôle plus habituel précédemment décrit, mais aussi tout simplement parce qu'elles ont été parfois mixées de manière très douce, à la demande de Serge, de manière à s'imposer de manière moins consciente et directe. L'ensemble est toutefois plus complexe que cela, certains thèmes prenant vraiment une place importante. La musique de Benjamin se devait d'apporter dès le début un ton sombre et douloureux, et est centrale dans le film.
Cela engendre des demandes particulières pour toi cette intrusion de la musique dans le cinéma de Serge Bozon ?
Oui, au final pour chaque film il y a toujours eu des éléments qui soulevaient des questions de mise en scène particulières liées à la musique et nécessitaient des moyens à définir pour la prise de son. Les chorégraphies pour Mods, les chansons pour La France, la chorégraphie et le téléphone portable d'Isabelle Huppert pour Tip Top, le rap pour Mme Hyde, les chansons et les chorégraphies pour Don Juan.
La France a été le projet le plus complexe de ce point de vue puisque les chansons étaient enregistrées sur le plateau. J’ai enregistré en multipistes sur Pyramix tous les instruments et voix, comme on le ferait en studio, mais là, les acteurs / musiciens étaient dans la nature. Je n'étais d'ailleurs pas seul pour faire ce travail, car j'avais demandé à Michael Seminatore, ingénieur du son musique, de participer au projet pour gérer tous les prémix musique et le rapport avec le choix des prises au montage image, mais aussi en support lors de la prise de son pour gérer entre autres les prémix oreillettes nécessaires aux musiciens.
Pour Don Juan la difficulté technique était moindre. Une bonne partie des solutions techniques a reposé sur les épaules de Benjamin Esdraffo, l'un des compositeurs.
Il a fallu bien entendu entrainer les comédiens. Benjamin et Mehdi Zanad ont supervisé ce travail important de répétition.
Comme nous voulions avoir le chant en son direct, la question de la diffusion de la musique sur le plateau se posait. Nous ne pouvions pas juste mettre des enceintes sur le plateau en sachant que tout serait refait ensuite. L'utilisation d'oreillette pour les envois musique était donc nécessaire. J'ai donc fait des essais avec Tahar et Virginie lors de répétitions pour qu'ils se rendent compte de l'exercice réel qui les attendra sur le plateau. J'avoue avoir été très surpris de leur réaction. Ils ont accepté ces petites oreillettes au son maigrelet qui pourtant leur compliquait une tâche qui l'était déjà.
N'ayant pas d'expérience avec les oreillettes nouvelles génération Roger, j'ai fait des tests avec celles-ci. Au final je ne trouve pas la différence sonore très significative. Les problèmes de portée sont par contre évident, et j'ai fini par utiliser au final pour moitié des Roger et pour moitié des Phonak classiques.
Pour les piano/chants, c'était évidemment plus compliqué. J'avais une combinaison assez défavorable : des chansons ne faisant pas appel à des vocalisations très fortes, et un piano quart de queue. Avec des micros invisibles à l'image, le danger était que la voix soit noyée dans le piano. Cela était encore plus vrai avec Virginie, qui, contrairement à Alain, n'est ni chanteuse ni pianiste. Je savais qu'Alain serait capable d'ajuster un peu les équilibres à ma demande, mais je ne pouvais pas demander cela à Virginie. Je pense que cela se sent d'ailleurs sur l'une des chansons où nous n'avions qu'une marge de manœuvre très très serrée entre le chant et le piano. J'espère que ce que nous avons pu perdre d'un point de vue "qualité sonore" nous a permis par contre d'obtenir une émotion que nous n'aurions pas eue autrement.
J'avais demandé à ce que le piano possède un mode silencieux, pour que nous puissions refaire complètement le piano sur la dernière chanson d’Alain Chamfort, où la partie piano était vraiment compliquée. La dernière chanson de Virginie Effira est de mémoire un mélange un peu compliqué de prises avec piano, prises avec piano silencieux, piano rajouté en post-production par Benjamin.
Ces parties piano silencieux supposaient toutefois des contraintes assez particulières: Virginie ou Alain devaient vraiment jouer, et donc entendre ce qu'ils jouaient. Ils avaient donc, soit une oreillette, soit une petite enceinte qui diffusait de manière très faible le son du piano. Puis Benjamin Esdraffo (et je crois un autre pianiste, il faut que je vérifie) a tout rejoué en studio, en respectant leur tempo, mais en y ajoutant une véritable interprétation.
Fin du film, séquence du mariage de nuit. Loïc Pommiès, perchman, et Laurent Gabiot
Tu suis la post-production de tous les films que tu fais en plateau ? Comment ça se passe la post-production avec Serge Bozon ?
Je ne fais pas de montage son, je n'ai pas la fibre pour ça. Donc la seule étape de post-production sur laquelle je peux intervenir, c'est le mixage. Il m'arrive de mixer des films dont je n'ai pas fait la prise de son, de faire la prise de son de film que je ne vais pas mixer, et de faire prise de son et mixage sur d'autres. Avec Serge, mais aussi Axelle Ropert, j'ai tendance à cumuler prise de son et mixage. Je crois que nous avons ainsi trouvé ainsi une manière de collaborer qui nous plaît.
En excluant le mixage lorsque je mixe, j'interviens généralement assez peu durant la phase de post-production. Je suis là en support pour aider, pour expliquer des choix (ou des erreurs !) de prise de son. Je ne veux pas agir comme un superviseur, au contraire. Je trouve ça très important que d'autres personnes s'emparent du film, et y apportent leur créativité. Cette position est assez logique car justement je ne pense pas avoir les capacités créatives nécessaires, je me concentre donc là où je pense être compétent, et j'apprécie le travail des autres que je ne saurais faire. J'espère que les monteurs (monteuses) son ne trouvent pas que je ne m'investi pas assez. En tout cas je suis toujours preneur de critiques, s'il y en a!
Mon travail, de chef opérateur du son, et de mixeur, a beaucoup évolué depuis 20 ans à cause du montage son. Avec les nouvelles technologies, le numérique, mais aussi la multiplication des HFs, le montage son a pris une place immense au sein de la fabrication de la bande son d'un film. Il a pris à sa charge des responsabilités qui auparavant dépendaient soit de la prise de son, soit du mixage.
Pour la prise de son, le mix effectué en direct n'a généralement plus grande importance. C'est un élément qui va servir au montage image, mais qui sera jeté par la suite car de toute façon le montage son et le mixage vont permettre de produire quelque chose de vraiment mieux. Cela se renforce avec le temps qui passe, il y a une vrai bonification des compétences techniques et des outils. Cela fait donc perdre une partie de la contribution de la prise de son à la mise en scène, mais il faut bien avouer que cette participation était surtout liée à des contraintes que nous imposions, plus qu'un réelle apport créatif.
Pour le mixage, un phénomène équivalent de rognage de responsabilité existe : les montages son que l'on reçoit sont déjà très mixés.
Pour revenir au suivi de post-production que j'effectue, il y a, lorsque je fais le mixage d'un film dont j'ai fait les directs, une autre raison importante et très simple au fait que je ne suive pas de près le montage son. Il faut que j'arrive avec un regard sur le film qui soit le plus frais et neuf possible pour que le mixage puisse encore permettre au film d'évoluer et de s'achever.
Les films de Serge nous amènent dans un territoire du cinéma singulier. La mise en scène, le jeu des comédiens, le texte, les situations, la musique font qu'en de nombreuses circonstances, il faut tordre les recettes de mixage classiques, et trouver un équilibre un peu différent, justement adapté à cette mise en scène.
Pour Don Juan, la manière dont avance l'histoire, assez elliptique et abrupte, le montage, font que finalement les décors, la continuité sont extrèmement atomisés, éparpillés, abstraits, et concentrés. Enfin c'est la sensation que j'ai. Le mixage aurait pu renforcer cela, mais au contraire, Serge voulait que le film soit doux. Donc ces ruptures ne furent absolument pas mises en valeur par le son, au contraire. Le son se devait d'être doux, comme pour fournir au film une sensation d'écoulement, une assise, que l'image ou le montage n'offraient pas eux. Chacun son rôle, chaque élément apporte sa voix à l'édifice commun, et dans le cas de Don Juan, je trouve que le son est en leger contrepoint avec la narration, le montage et l'image. Il va mettre en valeur, d'une autre manière, le jeux des comédiens. L'ensemble, il me semble, arrive à révéler d'une façon inattendue l'intime. Le cinéma , et les arts en général, peuvent offrir de nombreuses gratifications. Elles sont toutes importantes, mais parmi celle-ci, je chérie les surgissements d'inattendus. Je trouve que Don Juan possède cette qualité, j'espère que d'autres l'apprécieront.
En tant que mixeur, mon but est d'agir comme une sage-femme qui aiderait à la mise au monde. Je ne suis pas le créateur. Le mixage est la dernière étape du son, où le potentiel devient figé/achevé, et cet achèvement se doit justement de ne pas être figé, mais d'avoir un élan, une force vitale qui le lance vers les spectateurs. Je suis donc responsable d'impulser cet élan. Ce travail est très dur pour les réalisateurs ou les réalisatrices. Ils sont à la fin d'un projet qu'ils portent depuis une très longue durée. Combien de fois ont-ils vu leur film? Comment peuvent-ils encore le regarder de manière fraîche? je ne sais pas. En 20 ans de mixage, j'ai vu de nombreuses évolutions. Une me frappe en particulier: c'est la disparition progressive des collaborateurs du mixage. Les monteurs/monteuses son et les monteurs/monteuses image ne sont quasiment plus présents désormais. Sur Don Juan, François Quiquerez (le monteur image) n'a pas pu être présent durant le mixage. Personnellement j'ai besoin de retour sur ce que je fais, et leur regard me manque. En contrepartie, j'y gagne une certaine rapidité d'exécution, ou plutôt cela évite le défaut commun qui consiste à s'enterrer sur les remarques des uns et des autres. Toutefois, je pense que le grand perdant est le réalisateur ou la réalisatrice qui ne peuvent plus se reposer sur la pierre angulaire de la post-production qu'est le monteur ou la monteuse image. Ils sont alors obligés de répondre à mes questions les plus insignifiantes, se concentrer sur des détails, plutôt que se réserver pour des visions plus globales du travail. Les dynamiques de groupe évoluent donc.
L'une des difficultés du mixage est la prise de recul, l'appréciation du film dans son ensemble. Pour Don Juan, un concours de circonstance imprévu nous à permis de faire une expérience très intéressante: deux semaines environ après la fin du mix, nous avons pu assister à une projection, suivie d'une journée de rectification en audi, qui s'est surtout soldée par une petite coupe image, sur une bonne suggestion de David Thion, le producteur de Serge. J'avoue que j'aimerais pouvoir faire ça sur tous les films que je mixe, mais c'est aussi très dangereux, il faut avoir un réalisateur ou une réalisatrice très stable, comme Serge peut l'être, car il y a toujours des éléments qui ne nous satisfont pas. Le danger serait alors de vouloir reprendre des choses qui de toute façon ne sont pas améliorables, et de ne jamais arrêter. Les limites temporelles du mixage sont importantes au fond.
Laurent Gabiot à gauche, Renaud Guillaumin, monteur son assis au centre, Serge Bozon à droite. Ixelles (Belgique) dans l’audi de La Notte. Photo Pascale Bodet
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