Mélia Roger, l'art du "field recording"
Mélia Roger est ingénieure du son et artiste. Diplômée de Louis-Lumière en 2019, elle oscille depuis entre les arts sonores et le montage son pour le cinéma, notamment entre la Suisse et la France. Passionnée par le field recording, elle a participé récemment au développement d'un arbre multicanal 7.0.2 pour enregistrer des sonothèques destinées aux mix Dolby Atmos. Son travail artistique est centré sur l'écoute empathique des vivants, notamment sous forme d'installations et de performances filmées.
EK: Tu as une formation au départ orientée cinéma mais tu as décidé d’investir un espace du sonore qui n’est pas à proprement cinématographique. Tu as travaillé avec Nicolas Obin pour ton mémoire de l’Ecole Louis Lumière et tu viens d’être prise au Fresnoy. Qu’est ce qui te guide dans ton travail ?
MR: J’ai été formée à Louis-Lumière et je suis sortie en 2019 avec un mémoire qui portait sur le clonage vocal. A l’époque, j’étais en Erasmus à Zurich au sein d’un master transdisciplinaire qui explorait davantage les pouvoirs narratifs et philosophiques du son et j’ai voulu m’orienter vers ce qu’on appelait à l’époque « un mémoire de création » en réalisant une installation sonore autour du « deep fake vocal ». Avec l’aide de Nicolas Obin à l’Ircam, j’ai eu la chance de pouvoir cloner ma propre voix, après des heures et des heures d’enregistrements de pages wikipedia sur la météo et les amphibiens (je cherchais à employer l’ensemble des phonèmes de la langues française et les articles plutôt scientifiques s’y prêtaient bien). L’installation sonore à cinq canaux jouaient ensuite la voix artificielle (mon clone) avec ma ‘vraie’ voix qui imitait ce clone, afin de créer un espace de doute. Ce premier projet de création m’a emmenée dans différents espaces d’expositions et notamment en Belgique, au KIKK festival (curation Marie Du Chastel) où j’ai pu mettre un pied dans le milieu de la création sonore en défendant mon processus de recherche devant un autre public que celui de l’école.
C’était très stimulant et j’ai eu envie d’utiliser mes compétences techniques à des fins plus artistiques que ce à quoi j’avais été formée. J’ai toujours adoré la prise de son de terrain et après avoir travaillé aussi longtemps avec ma propre voix, j’avais envie d’enregistrer un tas d’autres choses. Une de mes premières expériences professionnelles en sortant de l’école a été d’assister Emil Klotzsch et les sonothèques de Tonsturm. J’avais pu partir à Hong-Kong avec son rig 5.0 et ce voyage avait été très formateur pour penser la prise de son multicanale de sonothèque sur le terrain. Il faut se mettre dans la peau d’une monteuse son / sound designer et imaginer les ambiances qui seraient utiles pour le montage son à l’image. Le travail de terrain était néanmoins dur (à cause de l’humidité, de la chaleur, du stress politique à l’époque) mais je me sentais si bien avec les micros sur le dos, je me disais que j’avais trouvé ce qui me rendait heureuse.
Le retour en studio a néanmoins été beaucoup plus frustrant car j’ai travaillé pendant plusieurs semaines sur une sonothèque d’interrupteurs, à nettoyer, classer, nommer etc. l’ensemble des boutons et autres petites manipulations. Ce travail m’a beaucoup appris (à être efficace sur RX notamment) mais il me manquait un sens philosophique à ce que je faisais. Dès que j’avais une pause, je me renseignais sur les sites d’éco-acoustique, je découvrais le travail de Leah Barclay, les pièces de Chris Watson et le travail de terrain de Fernand Deroussen. Suite à cette expérience avec Tonsturm, mon envie d’enregistrer des manières sonores était toujours aussi importante mais la volonté de raconter des choses avec sons était encore plus grande. Je me suis naturellement tournée vers des problématiques artistiques, tout en travaillant en montage son à côté (notamment avec le Studio Masé à Genève), j’ai repris à mi-temps le master transdisciplinaire à Zurich pour développer une approche plus artistique du son.
La Suisse a été mon pays d'accueil ces dernières années. J’ai eu la chance de montrer mon travail dans des galeries, de rencontrer des artistes qui étaient très ouverts sur les questions sonores, j’ai appris à écouter sans micros, à analyser le paysage d’une manière plus sensible et moins analytique. Avec ces années, j’ai senti mes oreilles s’ouvrir (comme le dit si bien Claudine Nougaret), j’ai oscillé entre écoute musicale à une écoute réduite puis, aujourd’hui une écoute d’ingénieure du son qui connaît (pas tous mais beaucoup) les oiseaux qu’elle entend. L’enregistrement m’a amenée à m’intéresser aux vivants autour de moi et cela a pris du temps et plein de rencontres mais aujourd’hui, je suis davantage engagée sur des questions en lien avec le vivant et les sciences que sur de la fiction. Mais tout se nourrit! En Suisse, ce qui est formidable c’est que le pays est petit et il y a peu de professionnels (et encore moins de professionnelles) dans le son ; il est courant de faire et de la prise de son et du montage, d’avoir plusieurs casquettes. Cette ouverture m’a permis de ne pas cacher mon appétit pour l’art sonore lors de mes mandats en tant que monteuse son, au contraire, c’est devenu un atout lors de mes collaborations.
Aujourd’hui, ce qui me guide dans mon travail est un mélange de rencontres et de questionnements philosophiques et politiques. Je cherche à développer une recherche autour des méthodes d’éco-acoustiques dans l’art sonore, notamment en travaillant avec ce qu’on appelle dans le jargon « la repasse », le fait de diffuser un son à une espace en lui « repassant » son chant afin d’étudier sa réponse. Ce qui me guide dans ce projet est la question du « soin », du « care » et comment on pourrait utiliser la repasse pour créer des environnements sonores qui ont un impact positif sur l’environnement. Est-il possible d’imaginer des paysages sonores à diffuser qui auraient un impact « positif » dans un milieu précis? C’est ce que je tente d’écrire avec notamment mon projet de recherche. Je suis actuellement dans un programme pré-doctoral avec l’ICST (Institute for Computer Sound and Technology) et avec mon tuteur Marcus Maeder, nous venons de publier une lettre dans le journal Science à ce propos. On verra comment ça évolue par la suite, notamment avec le Fresnoy!
EK: Tu sais ce que tu veux développer au Fresnoy?
MR: La motivation pour entrer au Fresnoy a été de me donner une chance de réaliser des projets de création sonore d’une manière plus professionnelle. J’ai beaucoup travaillé seule ou avec de toutes petites équipes et je sentais que j’avais besoin d’aller plus loin, de passer à l’acte. J’avais aussi été assez déçue de certaines promesses du cinéma et je voulais pouvoir compter sur moi-même sans trop dépendre d’autres acteurs extérieurs dans mes projets de prise de son.
Pour l’instant, il y a deux projets en écriture : une performance filmée et une installation sonore qui reprend les questionnements autour de l’éco-acoustique que je mentionnais plus haut. La performance filmée reprend un essai filmique que j’ai réalisé en 2021 lors d’une résidence au Brésil, avec un petit film appelé ‘Intimacy of lichens’ (à voir sur mon site) pour lequel j’avais déployé que ce j’appelle « sonic device for eco-empathic listening », des petites capsules omnidirectionnelles placées sur mes mains / mes doigts ou mes poignets qui me permettent d’entendre en extrême proximité par le toucher. L’écoute devient un acte du corps et engage une gestuelle du soin. C’est ma manière de rentrer en empathie avec le non-humain qui m'entoure. Au Fresnoy, j’aimerais aller plus loin avec ce dispositif, sortir d’une écoute binaire stéréo L / R et au contraire embrasser une écoute « tentaculaire ». Ce projet très DIY combine la construction plastique du système microphonique (qui n’est pas sans rappeler l’Arbre Atmos quelque part…) à placer sur le corps. J’aimerais travailler avec des danseurs et danseuses sur un terrain qui a besoin de ces gestes d’empathie. J’espère notamment travailler sur le territoire proche de Lille… Il me sera peut-être plus facile d’en parler quand j’aurai commencé l’année là-bas!
Je ne sais pas si je vais y arriver encore mais mon rêve serait d’arriver à faire un doctorat en recherche-création, ce que permet Le Fresnoy. Je trouve ça passionnant d’associer une pratique avec une dimension spéculative, une recherche sémantique qui fait aussi état de l’art sur ce qui est en train d’éclore tout autour, notamment autour des questions art-sciences. Ce qui est certain est que ce temps là bas sera un temps d’expérimentations et de prise de risques. Cela sera un doux mélange entre les projets réalisés sur place mais aussi mon activité d’ingénieure du son, notamment avec le projet d’Arbre Atmos que nous avons développé avec Grégoire Chauvot, Antoine Martin et l’équipe de Hal / Polyson. Ce qui est génial pour moi c’est que mes oreilles ont alors plusieurs fonctions, elles oscillent entre une écoute de monteuse son et d’artiste à sensibilité scientifique ; tant que je peux passer du temps sur le terrain avec les micros, c’est que je suis à la bonne place.
EK: Tu as fréquenté Chris Watson et Félix Blume … tu te sens partie de cette communauté de « field recordists » ? C’est quoi pour toi cet art du « field recording »?
MR: Le « field-recording » est l’art de faire de la prise de son hors studio. A part un exercice radio que j’avais fait à Louis-Lumière, je n’avais pas tellement eu d’expérience de prise de son de terrain en sortant de l’école. Le « field-recording » est venu par Tonsturm puis ensuite par les différents stages que j’ai fait, notamment via Phonurgia Nova avec Félix Blume et Marc Namblard puis avec celui de Murmuration avec Chris Watson et Jez Riley French. J’ai toujours pris sur mes économies pour faire ce genre de stages en plus, ça a été très formateur et vecteur de rencontres. C’est d’ailleurs au stage de Félix que j’ai rencontré Grégoire Chauvot avec qui je travaille beaucoup, notamment autour du projet d’Arbre Atmos.
Le travail de terrain s’est aussi développé grâce à notre travail en binôme. C’est plus facile de se lever à 4h du matin avec quelqu’un que seul (en tout cas pour ma part). On partage beaucoup d’idées et Grégoire m’apprend beaucoup sur les oiseaux, je l’en remercie tous les jours. Ensemble, on a aussi cherché à améliorer notre connaissance du vivant, notamment en participant à un stage de pistage (avec l’association Milles Traces dans le Vercors) afin de progresser dans la lecture des traces (crottes, poils, plumes etc), ce travail de pistage est naturellement nourrit pas des lectures d’auteurs et autrices qui utilisent cette pratique pour nous faire penser.
Donc oui, je me sens appartenir à cette communauté de « field recordists », que ça soit dans le monde du cinéma (par les sonothèques) mais aussi dans l’art sonore ou l’audio-naturalisme. Il y a beaucoup de gens qui m’inspirent dans cette communauté, à commencer par Chris Watson bien sûr, qui sur le terrain a une vraie connaissance des milieux qu’il enregistre mais aussi qui, humainement est quelqu’un de très généreux dans son savoir. Je me sens surtout appartenir à une génération féministe préoccupée par les questions environnementales. Je me sens proche d’artistes comme Pablo Diserens ou Adèle de Baudouin qui politisent leur démarche de terrain. Globalement, cette communauté est très bienveillante et, à part quelques personnalités que je tairais ici, les gens sont plutôt heureux de partager leurs savoirs, leurs enregistrements et des moments sur le terrain!
EK: Dans le cinéma, le son et l’image dialoguent de façon vertueuse (quand c’est bien réalisé) … tu t’éloignes de l’image en faisant du son ou au contraire tu l’investis autrement?
MR: Non, je ne pense pas m’éloigner de l’image en faisant du son. Ce que j’aime dans la prise de son, c’est aussi de penser en amont à quoi elle va me servir. Avoir une idée (plus ou moins claire) donne une intention à mon geste d’enregistrement, par le choix des micros, des positionnements, des temps d’enregistrement, etc. Dans le contexte du cinéma, on est constamment baignés dans des questions d’image, de rapport au plan, de profondeur etc. Ici, on choisit notre centre, ce qui va orienter notre champ d’intérêt. On parle aussi de profondeur, de plans sonores etc, c’est très proche des questions d’image.
Lorsque je collabore sur des films en post-production (et là je ne pourrai parler que de ma courte expérience comparée à toi Erwan!!), je parle davantage de mise en scène que de sons. Mais je me sens nourrie de cette écoute constante qui me donne des idées de montage son pour donner des tonalités aux scènes. Avec le Fresnoy et les projets plus personnels que je développe, je m’éloigne un peu de ces collaborations là mais pourtant, je ressens le besoin de faire vivre l’image dans mon travail. Le fait de filmer un acte d’écoute, avec une intention, est tout un univers auquel je me confronte maintenant ; j’ai encore la grammaire de l’image à trouver (c’est pour cela que je me fais accompagner). Mais le son reste au cœur de l’image, c’est lui qui donne le point d’écoute à partir duquel on va pouvoir jouer au niveau du cadre etc.
©photo Johannes Berger
EK: Tu gardes le contact avec le milieu industriel du cinéma, c’est un moyen de trouver des ressources pour tes recherches ?
MR: Le milieu du cinéma est bien mieux financé que celui des arts sonores. Donc pour moi, c’est super d’arriver à être dans ces deux milieux en même temps car le cinéma me permet de financer des projets sonores plus expérimentaux qui auraient encore du mal à voir le jour tout seuls. Mais je reste encore très privilégiée, car j’ai la chance de pouvoir faire des résidences, je suis invitée à montrer mon travail ici ou là. Ça passe beaucoup par mes contacts et aussi le travail que j’arrive à faire sur les réseaux.
C’est aussi l’aspect industriel lié au montage son et au cinéma, milieu où les choses se font avec une grande rapidité qui nous a fait démarrer le projet de l’Arbre Atmos. L’idée était de proposer des prises de son natives en 7.0.2 pour les montage-son réalisés dans ce format (notamment pour les plateformes Amazon Prime, Disney + etc.) qui doivent être faits rapidement. Mais c’est toujours passionnant de partir d’un besoin « industriel » et de chercher à le faire exister sur le terrain. En revanche, on rentre dans une logique de rendement qui peut rendre difficile les résultats. Lorsqu'on enregistre des sons dans la nature, on dépend tellement du hasard de la météo, de la pollution sonore, de la présence de tel événement etc. En enregistrant les sons pour la sonothèque Urban Atmos (HAL) nous nous mettions un peu à l’épreuve Grégoire et moi pour ramener assez de matière dans une journée où les conditions n’avaient pas été très favorable (le sens du vent qui apportait des sons que nous ne voulions pas par exemple). On essaie maintenant d’amener plus de flexibilité dans les prises de son que l’on fait pour les sonothèques, en étant plus ouverts au réel, quitte à faire plusieurs sonothèques à la fois avec des matières qui n’iraient pas dans une seule catégorie.
Site : https://meliaroger.com
Soundcloud : https://soundcloud.com/m-lia-roger
Arbre Atmos (HAL) : https://www.hal-audio.com/product/urban-atmos/
Instagram : @meliarog
Rencontre avec Pierre Lenoir.
AFSI, le 17 octobre 2011.Projection de deux extraits en 35 mm SRD:Le Crime est notre affaire...
Interview de Frédéric Dubois
Interview de Frédéric Dubois
Au sein de sa salle de montage, entouré d'écrans et de...
Rencontre AFSI avec Bernard Chaumeil : Foi de hiéroglyphe !
C'est comme un trésor que l'on redécouvre : samedi 2 février 2013 après-midi, en hommage à son...
Rencontre avec Nadine Muse, monteuse son
Plusieurs fois nommée pour le César du meilleur son, Nadine Muse est une monteuse son reconnue...
Sennheiser a invité les membres de l'AFSI à un petit déjeuner
Le 13 Novembre,une bonne dizaine d'ingénieurs du Son membres de l'Afsi étaient les invités de...
Construire le son d'un film, un jardinage en mouvement
Une journée de l'AFSI et LMA avec Daniel Deshays.Le compte rendu écrit est d'Axel Zapenfeld.En...